XIX
Puis un épais nuage de poussière s’abattit sur Aga, la dissimulant aux regards, avant d’emplir toute la salle. Il fut accompagné par une onde de chaleur intense. Green ouvrit la bouche pour crier à Amra et Paxi de se couvrir le visage, et plus particulièrement le nez. Mais, avant qu’il pût lancer cet avertissement, ses narines et sa bouche, à présent béante, furent emplies d’une fine poussière. Il se mit à éternuer et à tousser convulsivement, pendant que ses yeux libéraient des torrents de larmes chargés d’entraîner les grains microscopiques qui s’y étaient collés et les brûlaient. L’explosion projeta sur lui des mottes de poussière, mais il n’en souffrit pas car elles étaient petites et très légères. Cependant, elles tombaient si rapidement et en si grand nombre qu’il se retrouva partiellement enseveli sous elles. Alors même qu’il était encore sous l’effet du choc, il ne pouvait s’empêcher d’être heureux d’avoir expiré au moment où la vague de chaleur l’avait atteint, car dans le cas contraire il eût empli ses poumons d’un air qui les aurait calcinés, et il serait probablement tombé raide mort. En fait, partout où son épiderme n’avait pas été protégé par ses vêtements, il avait l’impression d’avoir pris un mauvais coup de soleil.
Un effort douloureux lui permit de se relever sur ses mains et ses genoux, puis il se mit à avancer en direction de l’autre salle où, pensait-il, le nuage de poussière devait être moins dense. Au passage, il serra le bras d’Amra... tout au moins supposait-il qu’il s’agissait de son bras, étant donné qu’elle s’était trouvée juste à son côté lors de l’explosion. S’il avait fait cela, c’était pour l’informer qu’elle devait l’imiter. La femme se leva à son tour et le suivit, le heurtant de temps en temps. Finalement, elle s’arrêta et Green se tourna pour découvrir ce qui se passait, bien qu’il sût que ses poumons étaient à présent emplis de poussière et qu’il devait trouver sans attendre une atmosphère plus pure, sous peine de suffoquer. Il sut alors que cette femme était, bien Amra, car elle portait dans ses bras un bébé. Ce dernier avait un châle sur la tête et Paxi était l’unique enfant ainsi paré.
En toussant violemment, il se releva et aida Amra à faire de même, puis il se dirigea rapidement vers ce qu’il espérait être la sortie. Il se rappelait qu’il était tombé la tête la première en direction de la porte. S’il avançait en ligne droite, il pourrait l’atteindre sans dévier latéralement.
Il découvrit assez rapidement qu’il se dirigeait dans la direction opposée, car il s’étala la tête la première sur un corps allongé sur le sol. Après s’être relevé, il fit courir ses mains sur ce corps. L’épiderme était friable et squameux. Le cadavre calciné d’Aga. Le coutelas qui se trouvait à proximité confirmait son identité.
Réorienté, il fit demi-tour en tirant toujours Amra par la main. Cette fois, il heurta un mur, mais il avait tendu son autre main devant lui, en prévision d’une telle éventualité Frénétiquement, il tâtonna sur sa gauche, jusqu’au moment où il atteignit l’angle de la salle. A présent certain que la porte se trouvait sur la droite, il revint sur ses pas en suivant le mur jusqu’au moment où il atteignit l’ouverture. Il s’y précipita et faillit tomber dans l’autre pièce, qui était aussi sombre et emplie de poussière que la précédente. Il avança à l’aveuglette, heurta un autre mur, tâtonna sur sa droite, trouva l’issue suivante et s’y engouffra. En ce lieu, l’air contenait moins de poussière. Il pouvait discerner les silhouettes de ses compagnons, grâce à la clarté qui parvenait à percer le nuage moins opaque.
Cependant, tant Green que les autres toussaient et pleuraient, comme s’ils essayaient de se débarrasser de leurs poumons et de leurs yeux douloureux. Ils étaient secoués par un spasme après l’autre.
Green estima que cette salle n’était guère plus hospitalière que la précédente et il guida Amra et Paxi dans le tunnel obscur. Ici, ses spasmes violents s’apaisèrent quelque peu et, en cillant rapidement, ce qui provoquait des larmes, il parvint à chasser de ses yeux la majeure partie de la poussière qui les irritait. Avec inquiétude, il scruta le passage en direction de son extrémité, là où l’entrée de la grotte formait une voûte se découpant faiblement contre la clarté lunaire qui baignait l’extérieur.
C’était exactement ce qu’il avait craint. Une personne s’y tenait, inclinée en avant, scrutant la pénombre.
Il supposa que c’était la prêtresse, car la silhouette était menue et ses cheveux avaient été remontés sur son crâne, en une grande queue de cheval traversée par une plume. Et, surtout, quatre ou cinq chats étaient visibles à ses pieds.
Ses quintes de toux le trahirent, car la prêtresse pivota brusquement sur elle-même et s’éloigna en trottinant sur ses jambes grêles. Green lâcha la main d’Amra et se mit à courir, en tirant sa dague de sa ceinture, étant donné qu’il avait perdu son coutelas lors de l’explosion. Il devait absolument arrêter la prêtresse, bien qu’il ignorât à quoi cela pourrait servir. Tôt ou tard les sauvages monteraient jusqu’au sanctuaire pour lui demander si elle avait vu les fuyards. Et s’ils ne la trouvaient pas, ils devineraient immédiatement ce qui s’était passé. En fait, il était même probable qu’ils le savaient déjà. Le grondement de l’explosion avait dû leur parvenir.
Mais était-ce certain ? Les ondes sonores devaient suivre plusieurs tournants perpendiculaires, avant d’atteindre l’entrée de la grotte, et il était possible que Green eût surestimé la puissance de ce son, pour la simple raison qu’il se trouvait très près de son point d’origine. Peut-être pouvaient-ils encore garder une bribe d’espoir ?
Il courut dans la clairière se trouvant devant l’entrée de la caverne. Le soleil commençait juste à apparaître au-dessus de l’horizon et il pouvait à présent voir clairement ce qui l’entourait. La vieille femme n’était visible nulle part. Les uniques êtres vivants étaient plusieurs chats ivres. Un de ces derniers vint frotter son dos contre les chevilles de Green, en émettant des ronronnements sonores. Machinalement, Green se baissa et le caressa, sans cesser pour autant de porter son regard de tous côtés, en quête de la prêtresse. La porte de sa case était ouverte et, en raison de son exiguïté, il pouvait être certain qu’elle n’avait pu y trouver la moindre cachette. Elle devait avoir fui le long dû sentier.
Si c’était le cas, elle l’avait fait avec discrétion. Elle ne poussait aucun cri pour appeler ses compagnons à la rescousse.
Il la trouva, gisant face contre terre, à mi-chemin du bas de la colline. Il pensa tout d’abord qu’elle faisait la morte, aussi la retourna-t-il, tenant sa dague prête à étouffer tout cri. Un regard à sa mâchoire pendante et à son teint livide le convainquit qu’elle ne jouait pas la comédie. Il crut qu’elle avait trébuché et s’était brisé le cou, mais un examen attentif démentit cette première hypothèse. L’unique explication plausible qu’il put alors trouver fut que son cœur âgé avait brusquement cédé, en raison de la panique et des efforts imposés par cette fuite éperdue.
Quelque chose frôla sa cheville. Il en fut à tel point alarmé, tellement convaincu qu’une lance venait de l’effleurer, qu’il bondit dans les airs et fit une pirouette. Puis il constata qu’il s’agissait du chat qui s’était frotté contres ses jambes lorsqu’il était sorti de la grotte. C’était en fait une grosse chatte au magnifique pelage noir, long et soyeux, et aux grands yeux dorés. Cet animal était en tous points semblable aux chats terrestres et descendait sans doute des mêmes ancêtres qu’eux. Partout où l’Homo Sapiens s’était rendu, à une période impensablement lointaine, il semblait avoir emmené avec lui ses animaux de compagnie préférés, qu’il s’agisse de chiens ou de chats.
— Tu me trouves sympathique, pas vrai ? Eh bien, j’avoue que je t’aime bien, moi aussi, mais ça ne pourra pas durer si tu me fais encore des frayeurs de ce genre. Au cours de cette nuit, j’ai eu ma dose de peur pour le restant de mes jours.
En ronronnant, la chatte s’avança vers lui à pas feutrés.
— Peut-être pourras-tu être utile, dit-il.
Il prit la chatte et la posa sur son épaule, où elle se blottit vibrant de contentement.
— J’ignore ce que tu vois en moi, lui confia-t-il à voix basse. Je dois être une créature plutôt effrayante, ainsi recouvert de poussière, avec des yeux rouges et irrités. Mais tu n’es pas tellement attirante, toi non plus, avec ton haleine empestant la bière qui souffle sur mon visage. Je t’aime beaucoup, chatte inconnue. Quel est ton nom ? Je vais t’appeler Dame Chance. Après tout, c’est juste après t’avoir caressée que j’ai découvert le corps de la prêtresse, privé de vie. Si elle n’était pas morte, elle aurait averti les cannibales. Et il semble que toi, sa chance, tu l’aies abandonnée pour me préférer. C’est décidé, tu es Dame Chance. Remontons vers le sommet de la colline, pour voir ce que deviennent nos amis.
Il trouva Amra assise à l’entrée de la grotte : Elle berçait Paxi, dans l’espoir de pouvoir l’apaiser. Il y avait également neuf autres personnes Grizquetr, Soon, Miran, Inzax, trois femmes et deux petites filles. Les autres, supposa-t-il, gisaient sans doute, mortes ou inconscientes, dans la salle des sacrifices. Les survivants étaient couverts de poussière et avaient des yeux rougis. C’était un groupe épuisé, qui ne pourrait pas accomplir grand chose, hormis s’allonger sur le sol et dormir.
— Écoutez, dit-il. Nous devons prendre du repos, quoi qu’il puisse arriver. Nous allons regagner la première salle, puis...
Comme un seul homme, toutes les femmes et Miran protestèrent qu’ils ne retourneraient pour rien au monde à proximité de cette abominable salle hantée. Green ne savait que faire. S’il pensait savoir avec précision ce qui s’était produit, il ne pouvait l’expliquer à ces personnes en termes qu’elles pourraient comprendre. Et il était probable que, s’il le faisait, elles éprouveraient ensuite une profonde méfiance envers lui.
Il décida de leur fournir l’explication la plus simple, bien que mensongère.
— Il est certain qu’Aga a dérangé une légion de démons, en frappant le mur situé derrière l’autel, dit-il. J’ai tenté de la mettre en garde, vous avez tous pu entendre. Mais ces démons ne nous ennuieront plus, car nous sommes à présent sous la protection du chat, l’animal sacré des cannibales. De plus, il est dans la nature des créatures infernales d’être paisibles et dociles, après avoir libéré leur fureur et fait quelques victimes. Il leur faut un certain temps pour reprendre des forces suffisantes pour pouvoir à nouveau nuire aux humains.
Ils acceptèrent cette version quelque peu fantaisiste des faits comme ils n’auraient jamais admis la vérité.
— Si vous passez en tête, dirent-ils, nous acceptons d’y retourner. Nous remettons nos vies entre vos mains.
Avant de pénétrer à nouveau dans la grotte, Green fit une pause, le temps d’examiner ce qui les entourait. Depuis ce point de clairière, situé presque au sommet de la colline, il dominait toute la forêt et son regard englobait la majeure partie de l’île, hormis là où d’autres éminences masquaient le paysage. L’île avait cessé de se déplacer et s’était posée sur la plaine. A présent, pour des yeux non avertis, cette masse ressemblait à un tas de terre, de roc et de végétation, qui s’élevait au-dessus de la plaine verdoyante. Elle demeurerait immobile jusqu’au crépuscule, moment où elle reprendrait son voyage vers l’est, à une vitesse d’approximativement huit kilomètres heure. Puis, après avoir atteint un point donné, elle inverserait son parcours et entamerait un pèlerinage nocturne vers l’ouest. L’île se déplaçait en avant puis en arrière et faisait la navette depuis combien de milliers d’années ? Quelle était son utilité, et qui avaient été ses constructeurs ? Ils n’avaient certainement pas pu imaginer, même dans leurs rêves les plus insensés, qu’elle deviendrait un jour la forteresse mobile d’une tribu de cannibales.
Pas plus qu’ils n’avaient pu prévoir quelle utilisation serait donnée à leurs collecteurs de poussière. Comment auraient-ils pu se douter que, des millénaires plus tard, des hommes ignorant tout de leur destination première feraient de ces appareils les principaux éléments de leurs rituels religieux et les emploieraient pour leurs sacrifices humains ?
Green laissa le petit groupe dans la salle précédant celle où avait eu lieu l’explosion. Les femmes et Miran s’allongèrent sur le sol et s’endormirent aussitôt. Cependant, Green avait la certitude qu’il restait certaines choses à effectuer, et qu’il était le seul physiquement capable de les accomplir.